E. Sablé: René Guénon, le visage de l’éternité

Cover
Titel
René Guénon, le visage de l’éternité.


Autor(en)
Sablé, Erik
Reihe
Voix Spirituelles
Erschienen
Paris 2013: Points
Anzahl Seiten
134 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Philipp Valentini

Les éditions Points viennent de publier un livre dédié à la figure de René Guénon écrit par Erik Sablé. Cette collection invite son auteur à faire découvrir la vie d’un «grand mystique dont le parcours l’a inspiré». Si pour d’autres mystiques présentés dans cette collection, tel que Jean de la Croix, l’histoire a permis à leurs lecteurs de prendre une certaine distance herméneutique par rapport à leurs nimbe, cela n’est pas encore le cas de René Guénon (1886–1951). Si son nom parcourt aussi bien les maisons d’éditions réputées de gauche que les groupes politiques de la nouvelle droite; aussi bien la Grande Mosquée de Paris que des monastères cisterciens et chartreux; aussi bien des sites d’informations musulmanes francophones comme oumma.com que des magazines grands publics comme Le Monde des religions; son nom est toujours, semblable à cela aux autres têtes de cette ligne discrète mais puissante de la pensée hégémonique européenne qu’est l’histoire de l’ésotérisme, accompagné d’un mouvement de paradoxal rejet de ce qui constituerait l’histoire officielle de la pensée occidentale. Ce livre d’Erik Sablé est intéressant en cela qu’écrit par un auteur catholique, il n’échappe pas à ce positionnement culturel. Il voudrait introduire son lecteur d’une part à l’œuvre de René Guénon et de l’autre aux effets de sa lecture. Divisé en sept chapitres, l’écriture offre un survol des thèmes fondamentaux de René Guénon: a. l’idée d’une tradition primordiale qui serait la source des différentes traditions religieuses existantes, b. l’identité suprême entre le Soi, l’Etre et l’Universel constituant le but spirituel à atteindre pour l’aspirant à la connaissance sacrée, c. la nécessité d’une initiation et d’une transmission régulière pour atteindre cette libération du monde des phénomènes et enfin d. l’opposition nette entre un mode de vie qui serait moderne et un mode de vie qui serait vécu à l’insigne de la Tradition, véhicule orthodoxe de cette initiation anhistorique. Bien entendu, l’auteur ne manque pas de narrer la vie de René Guénon et l’exemplarité que celle-ci constituerait pour ses fidèles lecteurs. Quant aux effets de sa lecture, l’auteur montre de quelle manière Guénon a ouvert les champs d’étude du soufisme d’Ibn ‘Arabi, influencé des personnes comme le Lamas Denis ou encore les travaux d’indianistes comme Michel Hulin. Il nous faut aussi rappeler qu’Erik Sablé avait écrit au préalable deux autres livres sur René Guénon, l’un lisant les Evangiles à travers le prisme herméneutique de l’écrivain français (L’interprétation ésotérique de l'évangile selon René Guenon, éd. Le Moulin De L’Etoile, 2009, Busloup) et l’autre sur les liens discrets qui existeraient entre l’ismaïlisme l’ismaïlisme et le catholicisme posant la figure de Guénon entre ces deux courants religieux (René Guenon et la Massénie du Saint-Graal, éd. Le Moulin De L’Etoile, 2008, Busloup).

Pour autant, Erik Sablé ne dédie aucune ligne sur les disputes qui travaillent les galaxies des lecteurs de Guénon ni sur les réceptions problématiques de son œuvre dans les différentes cultures religieuses extra-européennes. Les interprétations concurrentes du corpus guénonien faites par le martiniste catholique Jean Tourniac et le musulman Michel Vâlsan mériteraient, par exemple, que l’on s’y attarde quelque peu. Par ailleurs, si nous prenons le traitement du soufisme sunnite dans cet ouvrage, pratique spirituelle que Guénon suivit dans ses dernières années au Caire, alors Erik Sablé nous propose une lecture très réductrice de cette histoire. Reprenant à son compte les textes de convertis musulmans qui s’inspirent de l’œuvre de Guénon pour soutenir leurs réinventions du soufisme sunnite, Sablé retient d’une part que des maitres comme Ibn ‘Arabi et Tierno Bokar appuierait l’universalisme de René Guénon et de l’autre que l’orthodoxie sunnite du dernier Guénon serait confirmée par le recteur d’Al-Azhar de son époque, Abd al-Halim Mahmud. Ibn ‘Arabi (1165–1240) est considéré dans l’histoire du soufisme arabe comme le shaykh al-Akbar, le plus grand des maitres, qui de par son important opus a permis d’ordonner les enseignements oraux des maitres soufis qui lui ont précédé. C’est à sa suite que se constituera une véritable épistémologie du soufisme qui l’apparentera à l’acte de langage du Coran et l’éloignera ainsi de l’ontologie et de l’ésotérisme hellénisant. Le théologien Ali Ghandour a montré que l’interprétation classique de ses poèmes apparemment proche de l’universalisme de Guénon ont reçu historiquement un tout autre sens (Kommentar zu Drei Versen aus Turguman al-aschwaq: http://ibnarabi.de/ pdf/Turguman.pd). Quant au présupposé universalisme de Tierno Bokar, celui-ci est moins à mettre au compte de son enseigne-ment qu’aux sources de l’occultisme français fin de siècle que Hampaté Bâ consulta pour traduire l’enseignement de son shaykh dans la langue de Rousseau. À ce sujet nous ne pouvons que renvoyer à l’article de Jean-Paul Triaud, D’un maitre à l’autre: l’histoire d’un transfert (publié dans Sociétés Politiques Comparées, n.20, décembre 2009). En ce qui concerne le recteur d’Al-Azhar, ses quelques écrits qui introduisent René Guénon dans le monde arabe doivent être lus selon le projet de la revue égyptienne, al-Ma‘arifa, dans la-quelle Guénon a publié. Le projet de son fondateur, Mustafa abd al-Raziq ainsi que de son successeur Abd al-Halim Mahmud, coïncide avec la volonté de réorganiser les myriades de soufismes populaires existantes alors dans un cadre proche de la rationalité occidentale des lumières (la nahda) et aptes à être contrôlé par le panoptique d’un Etat moderne. Il peut être dit de Guénon ce qui a pu être écrit au sujet de l’ésotérisme post-1789: leurs théories ésotériques ne sauraient être comprises sans le paradigme général qui les anime. Une grammaire théorique constituée principalement par l’idée de la raison telle qu’elle se développe à partir du XVIIIième et qui trouve, en France, son chant du cygne dans le symbolisme décadent d’un martiniste catholique: Villiers de l’Isle-Adam. René Guénon a été initié au soufisme par Ivan Aguéli et reprend à son compte sa terminologie. À son tour, Aguéli, pour traduire en français les termes arabes des textes soufis, s’inspire publiquement des ouvrages du dramaturge Villiers de l’Isle-Adam comme il laisse à l’entendre dans son article «Pages dédiées au soleil» publié dans la revue La Gnose, Février 1911, n. 2. Pour un portrait de Villiers de l’Isle-Adam sous l’angle de son adhésion au martinisme catholique de son époque, l’on consultera avec intérêt l’introduction de Pierre Mariel à la pièce de Villiers de l’Isle-Adam, Axël aux éditions Le courrier du Livre, 1969, Paris. Toute cette trajectoire intellectuelle a été rendue économiquement possible par le projet colonial qui lui est intrinsèque. R. Guénon ne fut jamais un féru anticolonialiste mais, rappelonsle, prôna plutôt une politique d’association sous mandat français. Un exemple pour cette politique coloniale est celle appliquée par le Maréchal Lyautey (1854–1934). Il recodifia le territoire marocain selon un idéal proche du martiniste catholique Joseph de Maistre. Les liens entre sa politique coloniale et le vaste réseau d’intellectuels autour de René Guénon n’est pas encore, à notre connaissance du moins, suffisamment étudié. L’on comprend à présent pourquoi Erik Sablé peut écrire à propos des jeunes musulmans français d’origine coloniale que la lecture de Guénon leur permettrait soidisant «d’adopter une perspective plus large, plus vaste qui les ouvre au sens profond de leur tradition spirituelle».

L’analyse des réceptions d’un charisme littéraire n’est jamais une chose aisée. Les nœuds qui constellent l’histoire d’une réception littéraire sont toujours souples. Pardelà les apparences, scindant continuellement le nœud en deux, une béance subsiste entre Parménide et Abraham, entre le monde de l’identité de l’Etre et ce-lui de la responsabilité de et pour la Parole confiée.

Zitierweise:
Philipp Valentini: Rezension zu: Erik Sablé, René Guénon, le visage de l’éternité, Paris, éd. Points, Voix Spirituelles, 2013. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Religions und Kulturgeschichte, Vol. 108, 2014, S. 582-584.

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